Archives mensuelles : mars 2012

Lisa Mandel signe Vertige avec Hélène Georges

Lisa Mandel, lauréate du prix Artémisia 2009 signe avec Hélènes Georges un conte poétique sur les miroirs de l’intériorité. Une chronique de Lucie Servin pour bdsphere.fr.

Lignes de fuite et destins croisés

Aux antipodes de l’univers de Laureline Mattuissi, Lisa Mandel et Hélène Georges offrent en duo une fable contemporaine sur l’oppression et le désir d’évasion au féminin. Deux femmes. Une blonde, une brune. Deux trajectoires. Deux univers qui s’entrecroisent et se répondent dans une dualité graphique balancée entre le bleu réaliste et le rouge onirique, soutenue par un scénario d’une rare densité. Le dessin faussement naïf d’Helene Georges sert ce récit haletant, renforcé par l’intensité des silences laissés par les planches muettes. Une ligne de coke de trop et Vertige, une jeune actrice hollywoodienne, est sauvée de la piscine, réanimée de la noyade et transportée à l’hôpital. Adelia, l’acrobate de haute voltige, est la vedette d’un petit cirque qui rêve de s’affranchir de la pression de son mentor, Reginaldo, le chef de la troupe. La fugue de l’une répond aux tendances suicidaires de l’autre. Destins fragiles et funambules qui essayent en vain d’échapper au fil de la réalité.

Vertige, Lisa Mandel et Hélène Georges, KSTR, 120 pages, 17 euros.

Catel signe Olymoe de Gouges avec José-Louis Bocquet

Un article de Lucie Servin paru sur  bdsphere.fr

Olympe de Gouges de l’émancipation personnelle à la liberté citoyenne

Les auteurs de Kiki de Montparnasse, Catel et José-Louis Bocquet font revivre Olympe de Gouges, l’auteure encore trop méconnue de la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne.

Belle, intelligente et libre, Olympe de Gouges, née Marie Gouges en 1748 dans une famille de bourgeois drapier a tout d’un personnage romanesque. Catel et José-Louis Bocquet ont choisi de retranscrire fidèlement la vie de cette femme qui croise l’histoire de la France de la seconde moitié du XVIIIème siècle, de Montauban à Paris, des philosophes des lumières à la tourmente révolutionnaire. Une biographie érudite sublimée par les reconstructions historiques graphiques précises et saisissantes de Catel, complétée par un index documenté à la fin de l’ouvrage qui renseigne les biographies des différents protagonistes. Redécouverte assez récemment, longtemps dénigrée, caricaturée et considérée comme folle, Olympe de Gouges a été maltraitée par son époque et par la postérité, à commencer par son fils qui la renia publiquement. La reconnaissance est d’abord venue de l’étranger où l’intérêt pour Olympe de Gouges se concentre sur la figure humaniste de femme de lettres engagée. En France, la biographie d’Olivier Blanc en 1981 renouvelle les sources et ouvre le chemin de sa réhabilitation dans l’histoire. Catel et José-Louis Bocquet rendent quant à eux hommage au courage de la plume, à celle qui sa vie durant a bravé les interdits et le scandale.

Militante libre des droits et du quotidien

“La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune.” Partisane girondine, Olympe de Gouges est la deuxième femme guillotinée après Marie-Antoinette par Robespierre. Parce qu’elle a écrit la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne et pris position très tôt contre le mariage en réclamant le droit au divorce ou la reconnaissance des enfants naturels, et en dénonçant le viol dans les liaisons conjugales, elle est vite devenue une icône féministe. Elle écrivait pourtant “les femmes n’ont jamais eu de plus grands ennemis qu’elles-mêmes”. Elle s’investit en réalité dans de nombreuses causes et elle milite notamment pour l’abolition de l’esclavage des Noirs ou pour l’assistance aux pauvres et aux chômeurs. Fille probablement née d’une liaison adultère, mariée de force, elle voit dans son veuvage précoce la chance de sa vie et profite de la liberté auprès de ses amants. En conjuguant la vie personnelle et l’action militante, les auteurs de cette biographie offrent un récit humain bouleversant. La vie d’Olympe de Gouges, femme de lettres, mondaine de salon, dramaturge et philosophe, semble une course vers l’indépendance et la solitude. Pendant la Révolution, elle s’affirme comme une femme politique, propagandiste trop active et dérangeante. Elle meurt en “patriote persécutée”, et lance sur l’échafaud : “Enfants de la Patrie vous vengerez ma mort !” Aujourd’hui, les commémorations sont nombreuses, mais cette biographie en bande dessinée ajoute une touche vivante et rend accessible dans le détail une vie qui foisonne par sa complexité.

Olympe de Gouges, José-Louis Bocquet et Catel Casterman, 400 pages, 24,00 euros

La lionne, le nouvel album de Laureline Mattiussi

Laureline Mattiussi, lauréate du prix 2010 et membre du jury de l’association Artémisia signe le premier tome d’une trilogie, une orgie dans les bas-fonds de l’Antiquité.

La chronique de Lucie Servin sur www.bdsphere.fr

Laureline Mattiussi, l’aventure au féminin

Après son diptyque L’Ile au Poulailler, Laureline Mattiussi sort le premier tome de sa nouvelle trilogie intitulée La Lionne. Une épopée dans les bas-fonds d’une Rome décadente et licencieuse.

Mineur s’abstenir. Dans le paysage de la bande dessinée actuelle, Laureline Mattiussi détonne par son tempérament farouchement libertaire. Depuis son diptyque L’Île au Poulailler pour lequel elle avait reçu le prix Artemisia en 2010, la dessinatrice s’était lancée à l’abordage du récit d’aventure en mettant en scène une piratesse particulièrement cocasse. Malmenant le genre, inversant les rôles, ce récit audacieux renouvelait d’un seul coup les stéréotypes graphiques et littéraires en s’appropriant avec humour le mythe du flibustier revisité au féminin. Laureline travestit, transforme tout en gardant l’essence, la violence, le chacun pour soi et la liberté à tout prix. Aujourd’hui dans un autre registre, elle récidive, plongeant dans le stupre de la “cloaca maxima” (le grand égout collecteur de Rome) pour mettre en scène la débauche de la société romaine du siècle de Cicéron. Sur le scénario d’un jeune auteur, Sol Hess, cette nouvelle trilogie emprunte à l’Histoire, rappelant cette Rome décadente de la luxure, de l’orgie et de la prostitution. Les riches s’ennuient et se payent les esclaves sexuels au moment où la ville entière, la plèbe en première ligne, est menacée par la peste. Dans ces scènes volontairement choquantes, les cases se délectent d’une description crue de partouzes géantes et bestiales, abreuvées d’ivresse. Les graphismes atténuent la dureté du propos. A 33 ans, artiste accomplie, iconoclaste et irrévérencieuse, Laureline Mattiussi a su très rapidement imposer son style caractérisé par un trait expressif, directement identifiable, qui emprunte sa précision à la ligne claire en associant à la douceur des courbes des corps le grotesque des expressions des visages. Elle a trouvé en Isabelle Merlet une complice pour sublimer son travail par la couleur. La coloriste procède par aplats, dégageant par le jeu de contraste les profondeurs ou les textures des cases. Dans ce méli-mélo corporel abject et obscène, Léa, la Lionne, est une des courtisanes les plus prisées de Rome.

Son maître Egnatius l’a loue au plus offrant avec des contrats d’exclusivité. Après le poète Catulle, discrédité par sa poésie au milieu d’un bordel hypocrite, Publius a déjà signé pour un an. Dans un décor qui reprend autant au Satyricon de Pétrone vu par Fellini qu’à l’étude très sérieuse de Catherine Salles sur les bas-fonds de l’Antiquité (1), la Lionne aux yeux verts pourfend les préjugés avec humour, imposant son autorité féline parmi les louves – du nom qu’on donnait aux prostituées à Rome et qui est d’ailleurs à l’origine du mot lupanar. Courtisée par tous, voluptueuse et manipulatrice, cette lionne n’a rien d’une esclave soumise et rappelle l’héroïne pirate du précédent dytique. Pire, emprisonnée, elle parvient à s’enfuir lorsqu’on la croit mère. Car derrière le dessin et les bulles volontairement licencieuses, cette femme qu’on vénère n’a que deux rôles à jouer ; la mère ou la putain, à l’image du rôle que cette société réserve aux femmes. Une ironie crue, violente et décalée comme les crayons de cette dessinatrice aventurière et audacieuse.

(1) Les Bas-fonds de l’Antiquité, Catherine Salles, Fayot.

La Lionne, Tome 1, Sol Hess et Laureline Mattiussi, Treize Etrange, 48 pages, 15,50 euros.

Ah ! Nana, l’histoire d’une censure

 

Avant-gardiste, sans doute même trop, Ah ! Nana a constitué une expérience éditoriale unique. Publiée entre 1976 et 1978, cette revue trimestrielle a été réalisée par des femmes et visait un lectorat féminin. Elle s’inspirait à l’origine d’un magazine américain apparu en 1970, le Wimmen’s comix. Créée à l’initiative de Jean-Pierre Dionnet, le fondateur de Metal Hurlant et des Humanoides associés, la revue s’organise autour de l’américaine Trina Robbins et de Chantal Montellier. Elle associe planches de bandes dessinées et contenu rédactionnel. Si la grande majorité des auteurs sont des femmes, les hommes ne sont pas complètement exclus, Tardi ou Moebius par exemple y figurent. Les numéros abordent des préoccupations actuelles et féministes, osant des sujets tabous ou délicats autour de la sexualité féminine, de la violence faite aux femmes ou de l’inceste. “On voulait notre support car à l’époque, il était vraiment très difficile de publier pour une femme, explique Chantal Montellier. Il y avait des résistances plus ou moins conscientes de la part du milieu de la BD quasi exclusivement masculin.” Choquant et provocateur, à partir du quatrième numéro, chaque magazine propose un dossier thématique mis en image sans détours ni concession. Le septième numéro, “les femmes et le crime”, qui aborde les thématiques de la violence est interdit pour pornographie. Le contenu dérange et rompt la loi du silence. Alors que le numéro 8 parle d’homosexualité, le 18 Août 1978, un arrêté publié au Journal Officiel interdit le magazine Ah ! Nana de vente aux mineurs. Le numéro 9, dont le dossier thématique est consacré à l’inceste, est immédiatement censuré pour pornographie. Cette sanction frappe fort, car elle interdit la publicité et l’affichage, reléguant le magazine aux rayons pornographique des librairies spécialisées. Piégées par leur contenu, mises à l’index, les auteures de Ah ! Nana ont fait les frais de leur combat, alors que paradoxalement, la bande dessinée de l’époque emprunte facilement à la pornographie et au machisme. Ah ! Nana reste une expérience originale et avant-gardiste dans ses revendications sur la condition féminine, dont la plupart des auteures sont tombées dans l’oubli, à l’exception de Chantal Montellier, Nicole Claveloux ou Florence Cestac.

Ecrit par Lucie Servin sur www.bdsphere.fr

 

Claire Bretécher, une femme d’exception

Le succès a offert à Claire Bretécher une reconnaissance précoce et l’artiste a longtemps servi malgré elle de prétexte féminin au monde de la BD dominé par les hommes

De la génération des pionnières comme Nicole Claveloux, Florence Cestac ou Chantal Montellier, Claire Brétécher se distingue à une époque où la production de bande dessinée est presque exclusivement écrite pour et par des hommes. Drôle, corrosive, cynique et cinglante, elle s’impose pourtant rapidement avec un don manifeste du gag et de la caricature bien placée. Née à Nantes en 1940, Claire Bretécher quitte rapidement la province pour la capitale et débute sa carrière de dessinatrice auprès de différents journaux, comme beaucoup d’artistes à cette époque. Après une première collaboration avec René Goscinny en 1963, elle se lance dans la bande dessinée en travaillant entre autres pour les magazines Record, Tintin, Spirou, puis Pilote… En 1969, elle entreprend sa première série chez Dargaud, Cellulite et, en 1972, elle participe à la création de L’Echo des Savanes avec ses amis Gotlib et Nikita Mandryka. Enfin à partir de 1973, elle collabore au Nouvel Observateur, qui lui consacre bientôt une page hebdomadaire intitulée “la Page des Frustrés”. Elle se lance alors dans l’autoédition assurant son indépendance d’esprit et de style.

Une humoriste sociologue

Claire Bretécher est une artiste prolifique et son oeuvre foisonnante révèle toujours des surprises qu’on la découvre ou la relise avec une sensibilité nouvelle. Acide et décapant, son humour au vitriol s’attaque sans méchanceté au quotidien où elle dresse d’un trait vif et efficace, en percutant l’essentiel, le portrait de ses contemporains. Singeant les générations, les couples, la famille, les amitiés, les comportements socioculturels en tout genre, l’artiste a le don de croquer les tics d’une époque depuis Le Bolot Occidental dans Le Sauvage, Les Frustrés, Les Gnangnan, La Tourista jusqu’à sa petite dernière née en 1988 Agrippine, l’éternelle adolescente désabusée de 14 ans. Avec justesse, Claire Bretécher sait également rire d’elle-même traitant depuis Cellulite des excès du féminisme qu’elle stigmatise tout en défendant la cause des femmes. Dans un des gags des Frustrés intitulé “la Femme et la création”, elle semble faire une introspection personnelle à travers le personnage de Janine Lemercier interviewée comme la seule représentante féminine de la sculpto-architecture, qui s’enferme dans des circonvolutions d’excuses conjuratoires sur sa position d’artiste privilégiée.

 Un langage corrosif

Claire Bretécher est aussi et surtout une très grande scénariste. Le succès de ses gags révèle des mises en scènes construites à la manière de scénettes de théâtre où le lecteur est rarement déçu par la chute. Mais à l’intérieur des cases, l’auteure crée ses propres néologismes et s’invente un langage jubilatoire et corrosif empruntant à l’argot, au verlan et aux expressions populaires qu’elle remodèle à sa convenance. “H comme Femme” et “F comme Homme” dirait- elle. “Tu grésilles du moëllon !”, répondrait son Agrippine, l’ado râleuse et teigneuse, en révolte avec son doigt tendu bien haut. En octobre dernier, Claire Bretécher publiait un art book inattendu, intitulé Dessins et peintures aux éditions du Chêne révélant les différents aspects de son travail. Ces oeuvres inédites animées par les commentaires qui dévoilent son univers artistique et ses inspirations permettent de saluer encore une fois son talent.

Ecrit par Lucie Servin sur www.bdsphere.fr