Archives mensuelles : janvier 2010

Chantal Montellier : “Je suis pour une société vraiment mixte et cette mixité passe aussi par les imaginaires et les systèmes de représentations, par les images.”

Les dessinatrices à l’abordage du prix Artémisia

Un entretien réalisé par Lucie Servin Pour le journal l’Humanité.

Pour sa troisième année, le prix Artémisia, qui récompense une jeune dessinatrice, a été décerné à Laureline Mattiussi. À cette occasion, la présidente du jury, Chantal Montellier revient sur la BD au féminin.
Fondatrice et présidente du jury Artémisia qui récompense une dessinatrice, Chantal Montellier est une des pionnières du genre  : dessinatrice, auteure, elle conjugue ses activités créatrices au féminin. Proclamé le 9 janvier, il coïncide avec l’anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir.
Lorsqu’on évalue à 10 % le nombre de femmes dans la BD, il reste encore du chemin à parcourir. Pourquoi un prix féminin de la BD  ?
Chantal Montellier :
Parce que la bande dessinée, destinée à tous et très largement diffusée, reste un média dominé par l’imaginaire masculin, qui véhicule des stéréotypes souvent écrasants. Par ailleurs les jurys (surtout les pré-jurys) étant généralement composés des seuls représentants du sexe dit fort, un regard féminin sur la production de bande dessinée nous paraît nécessaire.
Le pouvoir de reconnaître, et non pas seulement de produire, est un enjeu et un symbole des plus importants pour les femmes qui participent à cette aventure. Il était temps que la bande dessinée ait un prix féminin comme la littérature et le cinéma. Ce prix existe aussi grâce à la générosité de Michel-Edouard Leclerc, un mécène passionné et en relation avec de nombreux auteurs.
Quand j’ai démarré dans ce métier, l’un de mes éditeurs (de chez Casterman), me répétait avec insistance que « la BD de femmes ça ne se vendra jamais  ! » alors même que les scores de mes albums étaient tout à fait honorables. Il éliminait quasi systématiquement les projets présentés par des dessinatrices, même des très grandes comme Nicole Claveloux. Ce responsable éditorial n’était hélas pas le seul à réagir ainsi et je crois que beaucoup de talents féminins sont passés à la trappe. Ceci étant, les choses ont tout de même un peu changé côté BD, même si les choix que font les éditeurs peuvent parfois questionner.
En quoi pensez-vous qu’il est nécessaire de faire entendre ces voies/voix de femme  ?
Chantal Montellier :
Certaines auteures consacrées – de préférence politiquement correctes et appartenant aux classes sociales les mieux nanties – servent de prétexte pour « représenter » la bande dessinée féminine, comme Claire Brétécher, malgré elle. J’ai le sentiment que cette ségrégation sociale se fait encore plus sentir quand il s’agit de production artistique au féminin, mais je schématise et durcis peut-être un peu les choses. « Dans une société bourgeoise, l’art et l’artiste se doivent d’être bourgeois », disait –en substance- Pierre Francastel dans son livre “peinture et société”…
Je suis pour une société vraiment mixte et cette mixité passe aussi par les imaginaires et les systèmes de représentations, par les images. Rien ne bougera vraiment si le « ça » de l’inconscient collectif ne bouge pas. Ce n’est pas qu’une affaire de politique. Ou alors de politique de l’imaginaire et du symbolique. Ça ne passera pas par la classe politique telle qu’elle est constituée aujourd’hui, en France ou ailleurs. Certaines idées et pratiques sont vraiment de gauche, mais les images, elles, sont presque toutes de droite, du moins relativement à la problématique qui nous intéresse ici. Bref, je pense sincèrement que l’imaginaire des femmes, côté images, fait encore peur aux différents pouvoirs et qu’il est toujours sous séquestre.
Comment définiriez-vous votre engagement aujourd’hui  ?
Chantal Montellier : Mon engagement, si c’en est un, mais je dirais plutôt mon combat, est de rouvrir les perspectives, d’élargir les cadres, de redessiner des lignes d’horizon, dans un contexte ou ce n’est guère facile. Les hommes s’admirent volontiers et se gratifient entre eux (et hélas, les femmes ont tendance à les suivre).
Il y a plus, depuis quelques années, de publication d’images BD au féminin mais la majorité raconte trop souvent la même chose  : laquelle a le plus joli nombril, quelles fringues mettre pour être Chébran et « hyper cool »  ? Notre lauréate et son personnage sont des femmes libres, audacieuses et qui naviguent vers de vastes horizons. Elle a immédiatement fait consensus dans le jury.

Le Prix Artémisia 2010 est remis à Laureline Mattiussi pour L’île au poulailler

Laureline Mattiussi, la lauréate du Prix Artémisia 2010

Après Johanna Schipper pour Nos âmes sauvage (Futuropolis) en 2008 et Tanxxx & Lisa Mandel pour Esthétique et filatures (KSTR) en 2009, le Prix Artémisia 2010 est décerné à Laureline Mattuissi pour L’Île au poulailler (Treize étrange).

– Talent en vue !a lancé du haut du grand mât la vigie d’Artémisia. Nos yeux se sont braqués sur un navire pirate arborant un pavillon du plus beau noir, cette couleur qui dit-on contient toutes les autres.

A son bord, une femme aux longs cheveux nattés, couteau entre les dents et pistolet au poing, vêtue d’une chemise rouge et d’un pantalon flottant. Une nature forte, débordant d’audace et de courage. Chose inhabituelle, cette créature du diable navigue à la tête d’une bande de flibustiers! Dans les récits d’aventures maritimes les femmes sont le plus souvent prisonnières à fond de cale ou en proie à quelque état d’âme sur le pont du navire, la tête nichée au creux de l’épaule d’un beau capitaine.

L'île au PoulaillerLe jury d’Artémisia s’est immédiatement emballé pour cet album original dont le graphisme audacieux, énergique, dynamique ne s’encombre ni de détails ni de fioritures.

Les images de Laureline Mattiussi vont droit à l’essentiel. Le trait est fluide, souple, vivant : les corps et les visages sont expressifs, non sans parfois quelques outrances qui en font la puissance et la singularité. Nulle mièvrerie dans cet album. Aucune complaisance non plus à l’égard des lecteurs du sexe dit fort. Cette piratesse n’est pas là pour que le guerrier se repose, mais pour l’affronter, le défier. Ce n’est pas une jolie nana aux traits délicats, à la bouche pulpeuse, à la taille de guêpe et à la poitrine opulente. Non, c’est une chef de meute mal fagotée dans des vêtements d’homme trop grands et qui se présente toutes griffes et dents dehors.

Notre “héroïne”, enfin, ne va pas à l’abordage des seuls navires, mais également des matelots qu’elle trousse et détrousse, séduit et abandonne gaillardement.

Nous avons à faire à une femme libre et téméraire, une guerrière de la mer, comme on les aime chez Artémisia. Les dialogues sonnent juste et le rythme du récit, tout en voguant agréablement au fil des vignettes, nous tient en haleine jusqu’à la dernière bulle.

Le tout est servi par un bel et grand album de 80 pages et par un papier mat sur lequel les couleurs en aplats de la maitresse d’équipage Isabelle Merlet font merveille.

Il nous est souvent arrivé de penser au Pravda et au Jodelle de feu Guy Pellaert en lisant cet album.

Ce récit se déploie sous la plume d’une jeune dessinatrice, Laureline Mattiussi, qui n’a produit qu’un seul album avant celui-ci mais nous semble déjà faire preuve d’un grand savoir-faire et d’une parfaite maîtrise de son art. Nous attendons le deuxième tome de cette aventure avec impatience.

Captain Laureline, Artémisia te salue et te souhaite bon vent!

Le site de Laureline Mattiussi

Le prix Artémisia de la bande dessinée féminine a été remis mardi 12 janvier. Voici quelques photographies de l’évènement.

La remise du chèque de récompense de l’association Artémisia à Laureline Mattiussi, par le mécène Michel-Edouard Leclerc.

Chantal Montellier fait le clown..